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Par monts et par vaux...
31 mai 2012

Le verbe devoir au conditionnel présent

Un superbe texte envoyé par mon aminaute Muriel. D'une longueur inhabituelle pour un message "bloguesque", mais à lire vraiment jusqu'au bout.

Une leçon à méditer, et autant que faire ce peut, à mettre en oeuvre !

Pour conjuguer un peu mieux nos existences...

On va encore s’ennuyer.
Un nouveau jour en classe. Le CM2 c’est vraiment pas intéressant.
Surtout en fin d’année scolaire, alors qu’il fait un temps magnifique dehors.
Monsieur Baptiste – un enseignant à l’ancienne, qui maintient une discipline de fer – écrit en grosses lettres au tableau : Conjugaison.
Ça soupire dans la classe.
Mais il insiste. Il rajoute une deuxième ligne : Verbe devoir (3ème groupe – irrégulier).
Là, c’est carrément la houle.
Ça se plaint dans tous les coins, on en rajoute, un petit vent de rébellion souffle parmi les élèves, sans doute encouragés par l’air chaud qui envahit la classe avec son parfum de vacances.
Il calme tout ça d’un simple mouvement de la main.
“Allez, on révise : ouvrez vos cahiers et recopiez.”

Avec monsieur Baptiste, on ne plaisante pas et en plus il fait un peu peur, avec ses gros sourcils noirs et touffus que peinent à cacher une paire de lunettes à monture de métal. Alors, on sort les cahiers et on recopie le grand poster qu’il vient de dérouler : la conjugaison du verbe devoir.
A mesure que le silence s’installe, que les stylos commencent à écrire, que les temps sont déclinés à tous les modes, monsieur Baptiste sourit intérieurement. Chaque année, c’est la même chose.
La conjugaison de verbe devoir, c’est son heure de gloire à lui, sa petite contribution personnelle à l’enseignement terne proposé par les programmes officiels.
Alors, il attend. Il sait que cela ne va pas tarder.
Tiens, déjà là-bas, au premier rang, Emma l’a remarqué.
C’est la plus douée cette année, la plus rapide, elle a vite noté que quelque chose n’allait pas dans ce tableau de conjugaison. Elle s’est retournée discrètement, essayant de croiser le regard du maitre. Car elle est timide, Emma. Plutôt que d’attirer l’attention en levant la main, elle va attendre que quelqu’un d’autre, de plus téméraire, ose demander.
Monsieur Baptiste fait mine de ne pas la voir.
Il attend.
Il savoure sa petite mise en scène.
Ça y est, Lahcène aussi l’a vu. Enfin, il a vu qu’Emma s’était arrêtée et il a senti qu’il y avait anguille sous roche. Il a vite parcouru le poster et, lui aussi a compris.
Il regarde aussi monsieur Baptiste en fronçant les sourcils.
D’autres élèves, à leur tour, remarquent le problème. Ca commence à se regarder dans les rangées, à se chuchoter, à se poser des questions.
Mais qui lui demandera à lui ?
Chaque année, monsieur Baptiste se fait son petit PMU scolaire. Il parie sur un élève et s’il gagne, il s’offre le meilleur restaurant de la ville – bien au-delà de son budget – , inscrit au Michelin et très bien “étoilé”.
Comme on est au début du mois de juin, il a une excellente connaissance de ses protégés. Il les a étudié sous toutes les coutures, il a analysé leurs réactions, il a découvert leur points forts et leurs points faibles, essayant d’arrondir les angles.
Mais là, aujourd’hui pour lui, c’est le grand oral, l’examen de l’année, le test final, celui qui lui prouvera qu’il connait bien ses élèves et qui lui permettra de s’offrir une petite folie.
En gros, c’est son Prix d’Amérique, version scolaire.
En 37 ans de CM2, il ne s’est trompé de poulain qu’une seule fois. En 1979, ça il ne peut pas l’oublier, il avait misé tous ses espoirs sur le grand Verdier, toujours à l’aise avec tout le monde mais c’était la petite Véronique qui avait posé la question, surprenant tout le monde, y compris ses camarades. Elle avait battu d’une tête, ou plutôt d’une main, ce grand dadais de Verdier qui avait été un poil plus lent que d’habitude à sortir des starting-blocks.
Cette année-là, il avait été privé de Grand menu maison avec son fameux “dessert du chef”. Une crème brûlée à l’onctuosité légendaire, réservée par le maitre des lieux aux fidèles et fins gastronomes, dont monsieur Baptiste pouvait se vanter de faire partie.
Et il en avait rêvé toute la semaine d’après de ce caramel doré au craquant si délicat et à la crème ambrée si fondante, un brin vanillée. Malgré lui, l’eau lui vient à la bouche.
Monsieur Baptiste se reprend.
La plus grande partie de la classe s’est tournée vers lui. Par jeu, comme il le fait chaque année, il s’est dirigé vers la fenêtre ouverte faisant semblant de regarder les platanes tous verts de la cour de récré.
“Ben… monsieur ?”
Le vieux maitre reconnait cette voix. C’est la voix du Quinté gagnant. Celle qui le fait spontanément saliver à nouveau sur la crème brulée de dimanche prochain. Quelque part dans son ventre, un soupir de soulagement accompagné d’un gargouillis discret, se font sentir.
“Ben monsieur… monsieur ?”
Il prend son temps pour se retourner.
“Oui, Jonathan ?”
“Ben voilà, y’a un problème dans votre tableau du verbe devoir.”
“Ah bon ?” feint monsieur Baptiste, en se rapprochant de lui.
“Ben oui, regardez.”
Jonathan est un expert du “ben” quelque chose. Il ne lui viendrait jamais à l’idée de commencer ses phrases par autre chose. Ce “ben” est sa marque de fabrique, sa signature personnelle dans cette classe de 34 élèves.
Certains se font remarquer par leurs bonnes notes, d’autres par leurs vêtements de marque, lui, il commence toutes ses phrases avec “ben”.
“Ben, vous voyez pas monsieur ?”
“Non, vraiment pas.”
“Ben m’sieur, vous êtes vraiment bigleux alors !”
La classe laisse échapper quelques éclats de rire étouffés. Voyant que monsieur Baptiste sourit aussi, tous éclatent alors d’un rire franc, exagéré, heureux qu’ils sont de pouvoir libérer un peu du stress accumulé à la maison ou dans les rues.
Jonathan, fier comme tout d’avoir sorti la meilleure blague de l’année scolaire, regarde tout autour de lui, les yeux brillants, en faisant tout plein de “ben oui…” à ses voisins.
Monsieur Baptiste attend que le calme revienne avant de s’approcher de Jonathan.
“Qu’est-ce qui te gène dans mon tableau de conjugaison ?
“Ben, y a un gros blanc au milieu…”
“Et ?”
“Ben, y devrait y avoir une conjugaison, là.”
Monsieur Baptiste se penche un peu plus en avant.
“Laquelle ?…”
Jonathan en perd ses “ben”. Ses yeux partent dans tous les sens, cherchant un chuchotement amical qui lui soufflera la réponse. Autour de lui, ses camarades s’escriment à lui souffler le temps manquant mais, bloqué par monsieur Baptiste qui s’amuse toujours, il ne peut pas entendre.
Lahcène se lève même discrètement derrière le maitre pour faire de grands gestes auxquels Jonathan ne comprend rien.
“Moi je sais, monsieur !” lance une petite voix.
Monsieur Baptiste se redresse, fait un demi-tour rapide et se retrouve nez-à-nez avec Lahcène, toujours bras en l’air. Ce dernier se rassoit précipitamment en pointant vers l’avant de la classe.
“Elle a dit qu’elle savait, m’sieur.”
“J’ai entendu.”
Le maitre lui fait les gros yeux avant de regarder dans la direction de la voix. Au premier rang, c’est Emma qui a levé la main. Jonathan lui, acquiesce.
“Ben, elle sait m’sieur.”
“Oui merci, j’avais compris,” répond encore le maitre.
“Ben… de rien.”
Monsieur Baptiste se rapproche d’Emma. Il sait bien qu’elle a la bonne réponse mais il fait durer un peu, histoire qu’elle aussi profite de sa petite minute de gloire. Cela a dû lui demander beaucoup de courage de se lancer devant tout le monde. D’ailleurs, elle est toute rouge maintenant, effrayée par sa propre audace, alors que tous les regards convergent vers elle, à mesure que le maitre se rapproche.
Il s’arrête devant elle.
“Alors Emma, quel est le temps qui manque ?”
“C’est le conditionnel présent qui manque, monsieur.”
Une vague de “aaaaaaah” parcourt la classe. Il y a ceux qui savaient, ceux qui font semblant de savoir et ceux qui ne savent pas de quoi on parle mais qui pensent qu’il vaut mieux se fondre dans la masse, histoire d’éviter le regard inquisiteur de monsieur Baptiste.
Ce dernier sait exactement qui est qui mais, en cette fin d’année scolaire, il ne va pas insister, surtout qu’il doit terminer sa petite contribution.
Il s’approche d’Emma.
“C’est bien ça. Tu as été rapide à deviner.”
La petite fille a un petit sourire timide qui ne peut cacher la fierté qu’elle ressent et que monsieur Baptiste devine dans ses pupilles.
Il revient ensuite vers son bureau et fait face à toute la classe.
“Maintenant… quelle est la question suivante ?”

Un nouveau brouhaha se fait entendre. La classe a du mal à comprendre où il veut en venir.
“Ben monsieur, c’est vous qui devez avoir les questions, vous êtes le prof qui prépare les interros. Nous, on a juste les réponses…” dit Jonathan.
“Normalement…” ajoute prudemment Lahcène.
C’est au tour de monsieur Baptiste de pouffer.
“D’accord, c’est moi qui ait les questions. Alors voici la suivante…”
Emma est déjà sur le bord de sa chaise, tous sens aiguisés, prête à lever son doigt le plus rapidement possible.
“Pourquoi ?…”
Il fait une pause comme s’il cherchait ses mots, bien qu’il connaisse son scénario par cœur. Il prend vraiment son temps, savourant chaque instant et chaque pas qui le sépare du Grand menu maison avec crème brûlée du chef.
“Pourquoi cette absence de conditionnel présent ?”
Emma se recule doucement sur sa chaise en fronçant les sourcils. D’autres élèves ronchonnent. C’est difficile comme question ça ! Pourquoi le conditionnel est absent ? C’est comme demander pourquoi on a école le lundi. C’est une question d’adulte pour un autre adulte.
Jonathan lève la main. Il a déjà un sourire en coin.
“Oui, Jonathan.”
“Ben, vous l’avez pas écrit parce que vous avez oublié comment ça se conjugue !”
Un nouvelle vague de rire secoue la classe de CM2. Jonathan regarde autour de lui, fier comme tout.
Monsieur Baptiste sourit aussi. C’est la première fois qu’on la lui sort celle-là. Dire ça à un prof de Français, quand même… Il n’a pas froid aux yeux, Jonathan. En espérant qu’il saura utiliser à bon escient cette intrépidité dans la vie adulte.
“Et si c’était vrai ?” répond monsieur Baptiste.
Il y a un instant de flottement dans la classe. Les rires se calment. Les élèves ne savent plus pendant quelques secondes s’il plaisante ou, s’il est sérieux. Un prof de Français qui aurait oublié ses conjugaisons ? Vous plaisantez ! Mais comme monsieur Baptiste ne sourit plus, dans les rangs, on reste prudent.
L’air préoccupé, leur maitre enlève le poster du verbe “devoir” et prend un feutre. il fait face au tableau blanc.
“Aidez-moi à retrouver cette conjugaison…”
Dans la classe, on se regarde. Il ne plaisante pas ?
“Je… je devrais…” commence Emma.
“Ah oui, tu devras, il devra, nous…” enchaine Lahcène avant d’être coupé par le reste des élèves qui lui indique qu’il est en train de conjuguer le futur. Le garçon hausse les épaules.
“Devrais, devras, c’est presque la même chose. C’est juste des nouillances.”
“Des quoi ?” demande Emma.
“Des nouillances, des p’tits détails,” répond le garçon en faisant un geste de la main, doigts ouverts, comme s’il voulait appuyer son propos.
“Des nuances, n-u-a-n-c-e-s,” épelle monsieur Baptiste en s’approchant de lui. “C’est bien de savoir ce mot difficile Lahcène. Ce n’est pas tout le monde qui le connait en CM2. Mais il faut l’utiliser correctement sinon, ça ne te sert à rien.
“Ben… j’connaissais pas moi, le mot nouillances,” croit bon de préciser Jonathan.
Monsieur Baptiste tapote nerveusement le feutre contre ses doigts.
“Je vous ai dit nuances, regardez.”
Il revient vers le tableau, écrit le mot en grosses majuscules et le souligne trois fois.
“Vu ?”
La classe hoche la tête comme un seul homme. Il savent que lorsque la voix de monsieur Baptiste descend d’un ton et qu’il commence à dire “vu”, on ne peut plus plaisanter. Il souffle un bon coup.
“Bon, revenons à notre conjugaison. La suite ?”
“Moi monsieur !” lance Emma, main levée, on ne peut plus haut.
Jonathan réagit vite, en ses dents.
“Ben, c’est une sacrée lécheuse, quand même…”
Emma qui l’a entendu, lui jette un regard noir, avant de commencer.
“Tu devrais, il/elle devrait, nous devrions, vous devriez, ils/elles devraient.”
“Merci Emma,” dit monsieur Baptiste tout en écrivant ce qu’elle vient de réciter au tableau. Soudain, il fait demi-tour et pointe du feutre Jonathan qui surpris, bondit en arrière sur sa chaise.
“Est-ce que c’est juste ?” lui demande-t-il.
Le garçon se gratte la tête, un peu embêté.
“Ben… je dirais que oui. Vu que Emma est une…”
“…une lécheuse,” lui souffle d’une voix ironique Lahcène.
Tout le monde a entendu et cela provoque un autre éclat de rire, cette fois-ci aux dépens de Jonathan qui, rouge-pivoine, hausse les épaules.
Monsieur Baptiste en profite pour enchainer.
“Maintenant que nous avons découvert le temps qui manquait, reste à savoir pourquoi je l’ai…”, il fait une pause, “volontairement omis de la conjugaison du verbe Devoir.”
On se regarde dans les rangs. Si cela ne tenait qu’à eux, ça ne les dérangerait pas de s’arrêter là. Un temps qui manque, c’est toujours moins de texte à mémoriser, c’est tout. Après, le pourquoi n’est pas important pour eux. Lahcène dirait même que c’est juste une question de nouillance nuance.
Monsieur Baptiste sait que le moment est crucial. Il doit y aller fort et comme chaque année, il sort sa phrase fétiche.
“Et si je vous disais qu’en faisant cela, je vous sauvais la vie ?”
C’est fois-ci le silence est palpable dans la classe.
On a beau avoir 10 ans mais quand un adulte, en plus votre maitre d’ école, vous dit qu’il est en train de vous sauver la vie, on a envie d’en savoir plus.
Même si c’est l’heure de la récré qui sonne.
Monsieur Baptiste voit que personne ne bouge. Il a atteint son but : capter leur attention à tous. Chaque année, c’est la seule fois où il réussit à le faire complètement. 34 paires d’yeux sont fixées sur lui et il se sent une grosse responsabilité, même s’il apprécie d’apporter cette petite contribution très personnelle à leur éducation.
Elle lui vaut régulièrement, des lettres d’anciens étudiants – maintenant adultes – qui le remercient pour ce trou dans la conjugaison du verbe Devoir. Pour ce manque de conditionnel présent. Pour cette leçon très spéciale.
Cela ne fonctionne pas toujours, car la vie de ses ex-élèves suit parfois des chemins tortueux qu’une demi-journée de non-conjugaison du conditionnel ne peut stopper. Mais au moins, il est en paix avec sa conscience.
Il essaie. Chaque année. Depuis 37 ans.
Une main se lève. Évidemment, c’est Jonathan.
“Ben, m’sieur… on va avoir un accident ?”
Monsieur Baptiste saisit l’opportunité.
“Oui, c’est un peu ça. Vous risquez d’avoir un accident. Mais pas sur une route, rassurez-vous. Et ce ne sera pas douloureux au moment où cela vous arrivera. Les séquelles à long terme par contre sont assurées et peuvent vous faire beaucoup de mal.
“Séquelles ?” demande Lahcène.
“Cela veut dire conséquences. Et le mot séquelle n’est pas du tout joyeux.”
Des sourcils se froncent.
“Gardons l’image de l’accident. Imaginez que vous arriviez à un passage clouté pour traverser une rue et que de l’autre il y ait un magasin avec tous les chocolats que vous aimez… offerts gratuitement ! Qu’est-ce que vous faites ?”
“Je regarde à gauche et à droite avant de me lancer,” répond Emma avec une telle rapidité que les autres ont à peine le temps de lever la main.
“Exactement. Maintenant, imaginez que vous êtes là au bord du trottoir. Le magasin vous attire. Vraiment. La voie est libre, vous avez bien regardé… et pourtant vous n’avancez pas.”
Ça discute dans les rangs.
“Ben monsieur, c’est idiot ça ! On devrait y aller, tout bêtement…” conclut Jonathan.
A ces mots, monsieur Baptiste se met à tressaillir et pousse un petit cri. La classe sursaute.
C’est comme s’il avait chaud. Il passe ses mains dans les cheveux. Il tremble un peu et son visage se crispe. Ses gros sourcils touffus se resserrent. On voit à peine ses yeux derrière ses lunettes. Lentement, il s’avance d’un pas lourd vers Jonathan. Il respire lentement, fort, tout en continuant à s’approcher du garçon, pas rassuré du tout.
Le maitre commence à lever les bras d’une manière menaçante, doigts ouverts, presque crochus. Il est maintenant tout près de Jonathan.
“Ben… ben, qu’est… qu’est-ce que j’ai dit ?”
“Qu’est-ce que tu as dit ?… Qu’est-ce que tu as dit ?…” répond le prof dont la voix grossit dans un trémolo peu rassurant. Sa tête est maintenant au-dessus de Jonathan qui rentre la sienne dans les épaules.

“Qu’est-ce qu’il a dit de mal, m’sieur ?” ajoute Lahcène qui s’inquiète pour son copain.
Soudain monsieur Baptiste se relève d’un coup et, tout en écartant les bras, il se met à crier en séparant ses mots : “Qu’est-ce… qu’il… a… dit !”
La classe est effrayée. Ce n’est pas monsieur Baptiste ça. On dirait qu’il est possédé. Au premier rang, une petite voix s’élève.
“Il a dit devrait monsieur.”
Le maitre tourne brusquement sa tête vers l’avant de la classe, haletant. D’un coup, il se met à courir vers le tableau, grimpe sur l’estrade et tape du poing sur la conjugaison du conditionnel présent qu’il avait écrite auparavant.
On s’attendrait à voir de la salive couler sur son menton.
“Ouuuiii, Emma !” hulule-t-il. “Pas de devrait. Pas de verbe Devoir au conditionnel présent, sinon, vous êtes moooort.”
Jonathan porte spontanément ses mains à sa bouche, comme s’il s’était empoisonné.
Le maitre se tourne vers la classe, debout sur son estrade, droit comme i, les bras le long du corps. Tête baissée, il respire à coups rapides et rauques.
Il commence à relever la tête.
Emma au premier rang, serre très fort ses livres, en se laissant glisser derrière sa table. Dans sa rangée, Lahcène disparait lentement derrière l’élève qui est devant lui. Jonathan, les mains toujours sur la bouche, ne respire plus. On entendrait une mouche voler, alors que dehors, dans la cours, c’est la récré.
On y entend les cris joyeux, plein d’innocence, des petits, les CE1, CE2 et CM1, ceux qui n’ont pas encore de lourde responsabilité qui leur tombe sur les épaules, comme aujourd’hui pour les CM2, les grands, les “adultes” de l’école primaire.
Monsieur Baptiste, en transe, “parle” lentement, avec une voix d’outre-tombe.
“Répétez après moi… Je ne dirai… plus jamais… le mot…devrais…devrions… devriez. A vous !”
La classe s’exécute comme un seul homme.
“Je ne dirai plus jamais devrais, devrions, devriez.”
“Bien,” répond leur maitre, écrasant une goutte de sueur. “Encore une fois !”
Les enfants s’exécutent.
“Encore une fois, plus fort !”
les enfants hurlent leur promesse. Dehors, les cris se calment d’un coup. Ca se questionne sur ce qui se passe en classe de CM2.
Monsieur Baptiste fait l’acteur.
Cette partie est sa préférée, celle où il déstabilise ses élèves en changeant complètement, en devenant quelqu’un d’autre, quelqu’un qu’on ne pense pas rencontrer dans une salle de classe. Mais c’est le mois de juin, c’est la fin de l’année et cela n’influencera en rien un quelconque manque de crédibilité.
Il le sait. Les anciens le lui ont dit. Cette étape est importante. Ce moment qu’ils viennent de vivre, ils ne l’oublieront jamais. Les mots “devrais/t/aient, devrions, devriez” sont à jamais marqués au fer rouge dans leur jeune mémoire.
Il avait fait quelques recherches et c’était aperçu que cela se rapprochait d’une technique appelée PNL et qui permettait d’ancrer des idées ou des attitudes en nous.
Alors, il avait testé sur lui-même. Un élastique au poignet, il le faisait claquer à chaque fois qu’il avait une pensée négative…
Radical ! Il avait réussi à mieux diriger ses pensées vers des choses plus optimistes.
Par contre, il n’allait pas utiliser un martinet ou du hard-rock pour faire comprendre à ses élèves les dangers du conditionnel présent du verbe Devoir.
Mais il pouvait jouer, mimer, faire l’acteur et il aimait bien ça. Ainsi, au fil des ans, il avait affiné son personnage inspiré de Dr Jekyll et Mr Hyde, chaque année, effrayant sa classe pour son propre bien.
Pendant qu’il pense à tout ça, il fait comme s’il se réveille d’un sommeil profond. Il se frotte les yeux, remet ses lunettes en place, se gratte un peu la tête, pendant que l’ensemble de la classe est toujours figé, le regard effaré.
Soudain, il semble se rendre compte de leur présence.
“Quoi ?”
Personne ne bouge. Il sourit.
“Qu’est-ce qu’il y a ? Vous n’êtes pas en récréation ?”
Les enfants n’osent toujours pas bouger. Il leur a bien fait peur. Il en a même un petit pincement au cœur et il se demande s’il n’est pas allé trop loin cette année.
“Eh ! Tout va bien, je suis là…”
Jonathan, finalement, enlève les deux mains qu’il tenait encore scotchées sur sa bouche. “Ben… m’sieur… vous… vous n’êtes plus malade ?”
“Moi ? Non, je ne suis pas malade. Je vais tres bien et vous vous devriez être en récréation. Allez zou !”
Monsieur Baptiste fait un grand geste de la main vers la porte et ses élèves commencent un peu à bouger mais toujours pas à se lever. Ils se relaxent quand même et soufflent.
Ça va mieux.
Pendant qu’ils commencent à s’échanger quelques mots sur l’expérience qu’ils viennent de vivre et à finalement se lever, leur maitre se dirige vers le bureau, semble remarquer ce qui est écrit au tableau. Il se tourne vers la classe, doigt pointé vers la conjugaison.
“Quelqu’un peut me lire ça ?”
Jonathan est le plus rapide.
“Ben, oui monsieur ! C’est facile : Je devrais…”
Il s’arrête d’un coup. Lahcène et tous les autres qui étaient en train de se jeter sur lui pour l’empêcher de prononcer le verbe maudit, se figent.
Ils viennent tous d’entendre un grognement lugubre qui vient de l’estrade.
Ce n’est plus monsieur Baptiste qui est sur l’estrade, mais l’autre.
Lentement, il s’avance, le pas lourd, le dos vouté, l’air effrayant.
Toute la classe recule derrière Jonathan.
“Ben… ben… monsieur…”
Le visage du maitre s’arrête à quelques millimètres de son nez. Jonathan peut sentir le souffle chaud de la respiration lourde du prof sur son front. Il ferme les yeux.

Et puis… plus rien.
Il rouvre ses yeux, surpris.
Monsieur Baptiste se tient droit devant lui, un sourire sur les lèvres, en train de nettoyer ses lunettes.
“Vous savez,” dit-il en direction de toute la classe qui s’écarte de derrière Jonathan, “j’aurais dû être acteur. Je suis certain que j’aurais pu gagner un césar !”
Et il part dans un grand rire en remettant ses lunettes puis en fourrant son mouchoir dans la poche.
“Je vous ai bien eu, hein ?”
Il fait demi-tour et retourne à son bureau sur l’estrade.
La classe se regarde.
“Il a fait semblant ?” demande Lahcène.
“Ben… oui,” répond Jonathan.
“Il nous a vraiment eu,” ajoute Emma, sourcils froncés, en regagnant sa place.
Une fois assise, elle lève un bras décidé.
“Oui Emma ?”
“Ce n’est pas juste. Vous avez profité de votre autorité pour nous faire croire que vous étiez malade !”
Monsieur Bpatiste, contrit, lève les bras.
“Je suis désolé mais c’était important.”
“Ah bon ? Parce que moi j’étais très inquiète pour vous. Et pourquoi, si important ?”
Le maitre sourit à nouveau face à la détermination de son étudiante. Timide, oui mais elle saura ce qu’elle veut dans la vie, pense-t-il.
“Je voulais être certain que jamais vous n’oublierez cette leçon.”
“Là, vous avez réussi. J’ai eu une de ces peurs.”
“Et moi aussi !” ajoute Lahcène.
“Mais pourquoi il ne faut pas qu’on utilise ce conditionnel présent ? Qu’est-ce qu’il y a de mal ? Ce n’est pas un gros mot…” insiste Emma.
“Non, c’est pire !” insiste monsieur Baptiste.
Il s’avance dans l’allée centrale.
“Vous vous rappelez quand tout à l’heure je vous ai dit que j’allais vous sauver la vie ? Et bien je ne plaisantais pas. Mais pour tout comprendre, il faut connaitre le verbe Devoir. Alors, c’est quoi Devoir ?”
“Ben… un verbe m’sieur, vous venez juste de le dire,” répond Jonathan mi-sourire.
“Allons plus loin, s’il vous plait.”
Emma lève la main.
“Un verbe du 3ème groupe, irrégulier !”
“Très bien Emma. Mais qu’est-ce qu’il a de particulier ?”
Il y a un silence dans la salle. Soudain Lahcène lève le doigt.
“C’est un verbe semi-auxiliaire !”
“Bravo Lahcène ! C’est exactement…”
Le maitre s’interrompt lorsqu’il voit que le garçon a son livre de grammaire grand ouvert devant lui.
“Lahcène !” La voix de monsieur Baptiste se fait lugubre.
Le garçon referme précipitamment son livre.
“J’aime mieux ça.”
“Désolé m’sieur… l’habitude…”
C’est au tour du prof d’être surpris. Il entend un autre claquement de couverture discret et voit Jonathan qui rougit.
“D’accord,” murmure monsieur Baptiste, “il y a des gens très habiles dans cette classe… je l’apprends un peu tard…”
Lahcène écarte les mains et hausse un peu les épaules, comme pour dire “désolé, c’est comme ça.”
“Bon, revenons au verbe Devoir,” dit le maitre. “Grâce à l’aimable assistance de Lahcène nous savons maintenant que c’est un verbe semi-auxiliaire. Qu’est-ce que ça veut dire ?”
Emma a déjà la main levée.
“C’est comme Être et Avoir, mais à moitié seulement.”
“C’est une façon de voir les choses,” dit monsieur Baptiste en souriant. “Ça sert à quoi un auxiliaire ?” En même temps, il fait les gros yeux à Lahcène et Jonathan qui avaient déjà la main sur la couverture de leur grammaire.
Là, sans l’aide d’un Bescherelle ou d’un Bled, la classe reste silencieuse.
Monsieur Baptiste hoche de la tête.
“Comme quoi, après plus de trente ans d’école, j’en apprends encore. Mais comment avez-vous fait pour réussir à copier sans que je le remarque ?”
“Pas copier m’sieur, participer,” dit Lahcène.
“Oui exactement,” ajoute Jonathan, “pour éviter des moments difficiles comme celui-ci.”
Monsieur Baptiste croise les bras.
“Je devrais peut- être vous remercier ?”
Emma lève immédiatement la main mais Lahcène, plus rapide, répond déjà.
“Il faudrait voir,” dit-il en se laissant glisser en arrière sur son siège, un sourcil levé. “Ça peut se négocier…”
Emma gigote sur son siège, main en l’air, essayant d’attirer l’attention de son prof.
“Sans nous, le cours serait moins fluide,” ajoute Jonathan en regardant le bout de ses ongles. “Ça vous enlève quand même une sacrée épine du pied à chaque cours.”
“Monsieur, monsieur !” crie Emma.
“Quoi Emma ?” demande son prof.
“Vous venez d’utiliser le conditionnel présent !”
“Moi ?”
“Oui, vous avez dit, Je devrais peut-être vous remercier, vous vous rappelez ?”
Un silence suit.
Monsieur Baptiste s’approche d’Emma.
“Vous au moins vous ne lisez pas votre livre de grammaire en cours. C’est sans doute pour ça que vous l’avez remarqué. Félicitations.”
“C’est… c’est déjà la deuxième fois. Vous l’avez aussi utilisé avant, pour nous en envoyer en récré… mais là, j’avais encore trop peur pour vous le dire. ”
Second silence dans la salle.
Monsieur Baptiste s’approche d’Emma.
“Dites Emma, vous allez en faire de belles choses de votre vie. Détective ?”
“Presque ! Je veux être commissaire de police,” répond la petite fille de sa voix fluette.
La réaction ne se fait attendre.
“Toi, flic ? Tu plaisantes ?” lui lance Lahcène.
“Ben… avec ta taille, tu devrais faire ballerine, pas policier,” dit Jonathan, moqueur.
Emma fronce les sourcils, fâchée, pendant que la classe commence à rire et à la taquiner en la traitant de poulette.
“Stop !” crie monsieur Baptiste. “Jonathan au tableau !”
Troisième silence dans la classe.
“Ben… pourquoi moi ?”
“Parce que tu as prononcé devrais et c’est la future commissaire qui te le dit !” répond Emma.
Le maitre approuve de la tête pendant que Jonathan traine des pieds jusqu’à l’estrade. Il monte et se tourne vers la classe, monsieur Baptiste étant resté parmi les élèves.
“Ben… voilà. Maintenant ?”
“Essayez de vous rappeler. Quand avez-vous entendu pour la dernière fois le verbe Devoir au conditionnel avant aujourd’hui ?” demande le maitre.
Jonathan ne réfléchit pas longtemps. Un sourire illumine son visage.
“Ben, c’est facile. C’était hier, ma mère… j’peux aller m’assoir ?”
Monsieur Baptiste secoue la tête.
“Et quelle était sa phrase ?”
“Ben… tu devrais faire tes devoirs.”
Toute la classe éclate de rire.
“Et, est-ce que vous les avez fait vos devoirs ?” demande monsieur Baptiste en souriant.
“Ben, non…”
Nouveaux rires dans la classe.
“Pourquoi ?”
“Ben… j’sais pas m’sieur.”
“Et finalement, vous êtes content ou pas content de ne pas avoir fait vos devoirs ?”

Jonathan regarde monsieur Baptiste d’un œil soupçonneux. Ce dernier lève les bras en signe de paix.
“Je vous assure Jonathan, il n’y a aucun piège dans ma question…”
“Ah bon ? Ben, alors, au début je m’en foutais un peu. Et puis finalement comme c’était ma mère qui m’avait dit que je devrais, ça m’a laissé un peu mal à l’aise. Désolé m’sieur pas pour vous, pas pour les devoirs, juste pour ma mère.”
La classe est maintenant silencieuse.
Tous et toutes, ils viennent de familles différentes, au statut différent, à l’histoire différente, au comportement différent mais chaque élève comprend sans savoir pourquoi ce que dit Jonathan. Ils ont tous une mère, un père ou quelqu’un qui leur dit tu devrais et ils ont tous envie d’accomplir ce devrais. Pourtant la grande majorité échoue.
Monsieur Baptiste lui, il lui a fallu des années pour comprendre. Et quand il a compris, il s’est fâché, il s’est même enragé face à l’emprise de ce conditionnel présent de Devoir. Alors, il a pris le taureau par les cornes et a décidé que jamais, une de ses classes ne connaitrait la dictature de devrais.
Jonathan sort son maitre de ses rêveries.
“Ben m’sieur, maintenant je peux aller m’assoir ?”
“Oui, vas-y. Merci pour ce que tu as dit. C’était pas facile mais courageux.”
Le garçon, tout fier, retourne à sa place sous les regards quelque peu admiratifs de ses camarades. Monsieur Baptiste hausse le ton de sa voix, pour bien avoir l’attention de tout le monde.
“Le verbe Devoir est un verbe semi-auxiliaire, c’est à dire que dans certaines circonstances, il se vide de son sens pour s’associer à un infinitif. Vous avez bien entendu : il se vide de son sens. Devoir n’a plus de sens, c’est juste un pion qui apporte une nuance d’aspect.”
Lahcène se redresse sur sa chaise.
“La voilà, la fameuse nouillance !”
Monsieur Baptiste lui fait les gros yeux et poursuit.
“Mais dans devrais, il y a aussi le conditionnel. Et le conditionnel c’est quoi comme temps ?…”
“C’est celui de la supposition, du si monsieur,” répond Emma qui avait déjà levé la main, sentant venir la question.
“Merci, c’est ça. Le conditionnel est le temps de l’éventuel, de l’irréel, de l’imaginaire !…”
Sa voix est encore montée d’un cran. Sa classe le regarde fixement.
“Ainsi, vous avez un verbe qui non seulement se vide de tout sens et qui en plus représente l’irréel. Dites-moi alors pourquoi l’utiliser ? Pourquoi exprimer un souhait, par exemple celui de voir quelqu’un faire ses devoirs, avec ce temps-là ?”
“Ah oui m’sieur, vu sous cet angle-là, ça n’a aucun intérêt. C’est même dangereux,” dit Lahcène, bien concentré sur les paroles de son maitre.
“Ben… c’est même comme une formule maléfique pour que rien n’avance, un peu comme dans Harry Potter,” ajoute Jonathan.
Monsieur Baptiste hoche la tête.
“Voilà, c’est ça ! Vous avez tout compris. Ils sont dangereux ou maléfiques, comme vous dites. Et moi, je vous dis : n’utilisez jamais ce verbe et ce temps.”
“Jamais ?” demande Emma incrédule.
“Jamais !” crie le maitre en commençant à lever les bras pour reprendre sa position de monstre.
“Ah non, vous n’allez pas recommencer, maintenant on connait la vérité,” lui dit Lahcène.
“Ben oui, vous ne pouvez plus nous tromper,” ajoute Jonathan.
Monsieur Baptiste reprend sa position normale.
“D’accord mais à chaque fois que vous entendrez ou que vous prononcerez Devoir au conditionnel, pensez-bien que vous vous faites du mal ou alors, que vous faites du mal à quelqu’un d’autre.”
Il fait une pause.
“Pensez à ce tableau de conjugaison sans conditionnel présent du verbe Devoir.”
Soudain, il donne un grand coup de pied par terre.
“Pensez-y !” crie-t-il.
La classe fait un bond.
Il retourne vers son bureau, là-bas sur l’estrade. Son travail est fait. Sa petite contribution est terminée. Il sait que ce petit bout d’après-midi aura un impact important sur beaucoup de ses élèves. Pourtant, il manque encore quelque chose.
“Monsieur ?”
C’est la voix d’Emma. Monsieur Baptiste sourit intérieurement.
“Oui ?”
“Si on n’a pas le droit d’utiliser le verbe devoir au conditionnel présent, qu’est-ce qu’on peut dire à la place ?”
La classe murmure, soutenant Emma dans son questionnement.
Le maitre s’avance à nouveau vers la classe.
“Si vous dites je devrais, que va-t-il se passer ?”
“Rien, comme pour les devoirs de Jonathan,” dit Lahcène, en riant.
“C’est même pire,” ajoute monsieur Baptiste, “car en le répétant régulièrement, vous allez finir par culpabiliser… parce que justement vous n’accomplissez pas ce que vous vouliez faire ! Au bout de quelques années, vous allez vous sentir coupable et incapable d’accomplir quoi que ce soit.”
“Houlala !” dit Emma, “mais c’est grave ça parce que là, maintenant, je me sens capable de tout !”
“Ben, moi aussi…” dit Jonathan.
“Et moi alors ? Je sens que je vais casser la baraque !” ajoute Lahcène.
Le reste de la classe renchérit. Monsieur Baptiste hoche la tête, attendant que les élèves se calment un peu.
“Vous voyez ? Maintenant vous sentez que vous pouvez tout faire ! Mais après quelques années de je devrais, je vous garantis que ce ne sera plus le cas.”
“Et si on ne le disait plus, comme si c’était un gros mot ?” demande Emma.
Son maitre sourit.
“C’est une bonne stratégie. Ça évite de s’enfoncer. Il ne faut pas l’utiliser pour soi ni pour les autres d’ailleurs, en leur donnant des soi-disant conseils. L’effet est aussi néfaste.”
“Ben oui, ça c’est vrai ! J’en suis la preuve vivante… pour les devoirs,” dit Jonathan.
“Justement, on va régler ça,” répond monsieur Baptiste.
“Ben…”
“Oui, on ne va pas vous laisser à la dérive sans pouvoir finir vos exercices. Faire vos devoirs, c’est bien ça que vous voulez, non ?”
“Ben… vous dérangez pas trop pour moi, vous savez…”
“Allons Jonathan, ne faites pas le modeste, on va tous vous aider.”
Le garçon n’a pas l’air très à l’aise. Il s’enfonce un peu dans sa chaise. Le maitre s’adresse à toute la classe.
“Voici notre énoncé : La mère de Jonathan lui dit qu’il devrait faire ses devoirs, ce qui ne fonctionne pas. Comment résoudre le problème ?… Des idées ?”
Jonathan s’enfonce un peu plus dans sa chaise.
Très inquiet.
Emma a déjà levé sa main.
“Monsieur et s’il faisait ses devoirs avant qu’elle ne lui dise tu devrais ?”
Jonathan lève les yeux au ciel.
“Ça parait logique Emma,” lui répond monsieur Baptiste en souriant. “Mais je crois que Jonathan a justement un problème dans ce domaine. C’est celui de commencer ses devoirs, sinon sa mère ne viendrait pas le pousser.”
“Alors, il n’a qu’à lui dire qu’il va les faire !” dit Lahcène en riant. “Au moins, ça la calmera et, pendant ce temps, tu pourras tranquillement jouer,” rajoute-t-il en faisant un clin d’œil à Jonathan.

Ce dernier fait une grimace.
“Ben, on voit bien que tu ne connais pas ma mère. Ça me donnera tout juste le temps de jouer deux ou trois parties, pas plus.”
“Oui mais c’est toujours ça de gagné pour atteindre le niveau 3, tu sais ? Et ensuite…”
“Excusez-moi !” interrompt monsieur Baptiste. “Nous parlons de stratégies pour faire ses devoirs, pas pour améliorer son taux de réussite sur sa Wii.”
Les yeux des deux garçons s’éclairent.
“Ah m’sieur, vous connaissez la Wii ? Vous y jouez ?” demande Lahcène.
“Non pas du tout, juste de nom. Mais, mais, mais… voilà un élément clef pour toute la classe : Jonathan adore les jeux vidéos. C’est juste ?” dit-il en se tournant vers l’intéressé.
“Ben oui… comme tout le monde quoi…”
“Ah non, moi je préfère lire un bon Harry Potter !” dit Emma.
“Eh, à 10 ans, tu lis ça toi ? Comment tu te la pètes oui !” répond Lahcène du tac au tac, ce qui fait rire une bonne partie de la classe.
Monsieur Baptiste lève les bras.
“Moins fort, s’il vous plait ! Mais voilà des éléments intéressants pour tout le monde.” Il fait une pause avant de reprendre. “Et si chacun choisissait une récompense à s’attribuer pour avoir commencé ses devoirs le plus rapidement possible ? Par exemple Jonathan se promettrait de ne pas toucher à la Wii tant qu’il n’aurait pas entamé ses devoirs.”
Dans la salle, on réfléchit. Finalement Jonathan lève la main.
“Ben… qui est-ce qui va nous contrôler pour être sûr qu’on triche pas ?”
“Personne Jonathan. Personne. Tu t’auto-contrôles,” répond le maitre.
“Oui mais là, je peux tricher. Ça va pas marcher !”
Tu préfères que ta mère vienne te dire tu devrais ?”
Un silence suit. Monsieur Baptiste sait que le moment est crucial. Il faut qu’il réussisse à leur glisser l’idée qu’ils peuvent être autonomes, même s’ils pensent qu’ils ne sont que des enfants, entièrement dépendant d’adultes.
Ce qui est totalement faux. Partout dans le monde, des enfants arrivent à se gérer correctement – dans certaines limites – sans avoir besoin de leurs parents tout le temps derrière eux. La difficulté est de leur faire redécouvrir leur propre pouvoir.
“M’sieur, ça peut pas marcher. J’aime trop mes jeux vidéos et pas du tout les devoirs,” dit Lahcène.
“Et si tu essayais ?” répond le maitre. “Je ne dis pas que tu vas tout faire d’un coup mais au moins, tu étudies un peu avant de passer aux jeux et tu recommences la même chose un peu plus tard. Tu évites les devrais et tu seras content de toi.”
“Vous rêvez m’sieur !”
La dernière remarque du garçon est à la limite de l’insulte. Mais monsieur Baptiste est habitué. Il continue.
“Lahcène, et vous tous, vous me connaissez bien. Ça fait un an que nous sommes ensemble et ça va faire 37 ans que je fais les CM2, donc j’ai un peu d’expérience, non ? Alors, écoutez-moi bien.”
Il fait une pause. La classe est silencieuse. Il reprend lentement, articulant bien chaque mot.
“Il n’y a pas une seule personne dans cette salle qui ne pourrait pas y arriver.”
Pas un élève ne bouge, tous suspendus aux mots de leur maitre. Ce-dernier les regarde un à un, bien dans les yeux.
“Chacun d’entre vous peut le faire. Ce n’est pas une parole en l’air. Quelles que soient vos circonstances, vous avez la capacité de commencer vos devoirs et d’ensuite vous récompenser.”
Cette fois-ci, pas une remarque, pas même un mouvement ne vient interrompre son discours.
“Vous n’avez pas besoin d’un père ou d’une mère qui vous rabatte les oreilles avec ses devrais. Tout seul ou toute seule vous pouvez y arriver… Comment je le sais ?…”
Pendant une seconde, on entend l’écho de sa voix comme si elle résonnait sur les quatre murs.
“Oui, comment vous savez ça m’sieur ?” dit soudain Lahcène sur un ton défiant, rompant ainsi la magie du moment. Il est approuvé de la tête par Jonathan et d’autres garçons.
Monsieur Baptiste écarte les bras.
“Comment ?… C’est tout simple. Avant vous, j’ai vu passer dans cette salle des centaines et des centaines d’élèves. Certains étaient dans des situations bien plus précaires que les vôtres et ils ont réussi à stopper les devrais de leur entourage… pour leur plus grand bien !”
“Ils vous l’ont dit ?” insiste Lahcène.
“Non, ils me l’ont écrit… bien des années plus tard. Une fois qu’ils étaient adultes.”
Un murmure parcourt la classe. On se regarde. Ça flotte un peu. On hésite. S’il a des lettres, c’est peut-être que ça doit marcher.
“Et puis,” rajoute monsieur Baptiste, “Ça marche aussi pour vos je devrais. Supprimez-les de votre vocabulaire. Lancez-vous, accrochez-vous au maximum et pensez simplement à votre récompense.”
Dans les rangs, on commence à discuter. Monsieur Baptiste les laisse faire. Il leur faut un peu de temps pour assimiler tout ça. Ce qu’ils comprendront un jour, bien plus tard, c’est que l’idée de récompense est un leurre. A chaque fois qu’ils ouvriront un cahier avec l’intention de ne pas rester plus de cinq minutes dessus, dans la majorité des cas, ils dépasseront largement cette limite.
Monsieur Baptiste pousse un petit soupir. Voilà, sa petite “contribution” personnelle, pour cette année scolaire, est terminée.
Il revient vers son bureau alors que dans son dos, le brouhaha s’amplifie.
Ça discute, ça argumente, ça n’est pas d’accord et c’est normal. Il faudra du temps pour que “ça” accroche.
Le maitre se dit que dans une semaine, les grandes vacances commenceront.
Dans dix jours, il sera là-bas dans ses montagnes.
Et cette pensée le fait sourire, doucement.


Assis à son balcon, le vieil homme regarde le paysage des montagnes alpestres qui s’étale devant lui.
C’est magnifique et impressionnant.
Cette vue, il l’aime par dessus tout parce que, face à ces géants de roc immémoriaux, il se sent minuscule, il comprend bien la toute petite place de l’homme dans l’ordre des choses.
Alors oui, il aime bien être là quand il fait frais pour méditer, à sa façon. Il reprend une gorgée de bière bien fraiche et mousseuse. Il fait doucement claquer sa langue de plaisir.
Sur la table, il y a une lettre qui est arrivée ce matin.

Il se doute bien de son contenu mais il prend son temps car, ce genre de courrier, il lui faut le savourer lentement. Un peu comme sa bière.
Il met ses lunettes, déchire l’enveloppe et en sort un feuillet. Tenant la lettre d’une main, tapotant sa bouche de l’autre, il commence à lire.
Cher monsieur,
Cela fait un petit moment que je voulais vous écrire mais je ne fais que reporter le moment. Finalement ma femme m’ayant poussé, je le fais aujourd’hui, bien qu’écrire une lettre, ce n’est pas mon fort.
Comme vous avez vu passer beaucoup d’élèves dans vos classes, je ne pense pas que vous vous souveniez de moi. Ce n’est pas grave. Je voulais juste vous raconter mon histoire.
Jusqu’en 3ème, ma scolarité a été banale. Mais à ce moment-là, mes notes sont devenues de pire en pire, mes potes m’encourageant à envoyer tout balader et ma famille me disant de m’accrocher. C’est à cette époque que le prof principal m’a convoqué. C’était un peu la convocation de la dernière chance pour moi.
Je me souviens très bien du rendez-vous. J’étais assis, seul, face à lui, l’écoutant vaguement me sermonner. Soudain, derrière son bureau, il s’est dressé et en agitant un doigt accusateur, il m’a presque hurlé que je devrais étudier au lieu de m’amuser.
Dans ma tête, il y a eu comme un déclic.
J’ai froncé les sourcils. Cette image me rappelait quelque chose, mais quoi ?
Il a ensuite levé les deux bras en l’air dans un signe d’impuissance en me disant que je devrais faire un effort si je voulais sauver mon année scolaire.
Et là, oui ! Je me suis souvenu d’un monstre de prof se trainant le long des rangées et effrayant tout le monde, quelques années plus tôt. Je me suis souvenu de vous et de vos bras levés, de votre démarche bancale, de vos grognements sourds et ça m’a fait sourire.
Cela n’a pas plu au prof principal qui m’a fait sortir de son bureau, outré par mon insolence.
Dans le couloir, riant encore, je me suis demandé pourquoi je me rappelais de cette image de l’école primaire ? Il m’a fallu plusieurs minutes avant que ne me revienne la raison : les “devrais” du prof principal avaient sans doute fait ressurgir dans ma mémoire une image qui m’avait impressionné : vous, courant dans tous les sens parmi les rangs de notre classe de CM2.
Vous étiez vraiment un drôle de prof !
Après, tout ce que vous nous aviez raconté cet après-midi là, m’est revenu. En 3ème, j’étais vraiment perdu, j’avais beaucoup de doute et, je ne sais pas pourquoi, je me suis raccroché à votre image et à vos paroles.
Je me suis éloigné de ma bande et j’ai essayé le système de récompense avec les jeux vidéos comme vous le disiez. J’ai été étonné de voir que ça fonctionnait. Petit à petit, mes notes sont remontées, juste assez pour passer.
Mais, le plus important, c’est que vous m’avez redonné confiance en moi. Tout seul, grâce à votre système, j’ai pu comprendre que je pouvais faire, créer, avancer dans ma vie et mes buts.
Aujourd’hui je travaille comme ingénieur production sur une plateforme pétrolière et j’adore ça. Ma femme moins. D’ailleurs vous la connaissez. Elle était aussi dans notre classe mais, en CM2, j’étais trop fier pour lui parler. En fait, j’avais trop peur de son intelligence et de ses Harry Potter. Depuis, nous avons fait la paix.
Voilà, j’espère que votre retraite est paisible et je suis certain que vous recevez régulièrement des lettres comme la mienne. Vous nous l’aviez dit à l’époque et maintenant je comprends pourquoi.
Portez-vous bien et nous vous souhaitons de bien profiter de votre temps libre.
Merci monsieur, du fond du cœur.
Lahcène et Emma.
PS : Vous vous rappelez de mon copain Jonathan ? Je l’ai perdu de vue mais je sais qu’il a fait des études dans la programmation informatique. Il m’avait dit un jour où on s’était revu : “Puisqu’il faut s’offrir les récompenses après les devoirs, moi j’ai décidé de faire de ces devoirs, des récompenses.” Depuis, il crée et programme des jeux vidéos. Comme ça, il se récompense tout le temps !
PPS : Je vous joins une photo de nous avec notre petit garçon. Nous l’avons prénommé Baptiste. Lui aussi, il apprend déjà à ne pas dire “devrais”.
Le vieil homme tient toujours la lettre d’une main, mais l’autre ne tapote plus sa bouche. Elle est figée dessus, retenant le premier hoquet d’une émotion qu’il essaie de contrôler. Mais ce sont ses yeux qui le trahissent.
Bientôt, sur son balcon, il ne voit plus très bien le paysage avec ses montagnes transcendantes qui disparaissent dans un flou artistique et humide.
Monsieur Baptiste ne s’habituera jamais aux lettres pleines de souvenirs colorés de ses anciens élèves. Chacune est une porte ouverte unique sur un passé révolu depuis longtemps mais qui, à chaque fois, rejailli, plus vivant que jamais.
Finalement, il se lève doucement et, photo en main, il rentre dans son appartement. Il passe le salon pour aller dans son bureau dont il ferme la porte derrière lui. A gauche de la porte-fenêtre, il y a un grand mur.
Il est couvert de clichés.
Que des anciens élèves, la plupart avec leur famille. Tous, des ex-devrais.
Monsieur Baptiste prend une petite épingle et ajoute la photo qu’il tient en main dans un coin spécial, un peu à l’écart, où plusieurs dizaines de clichés sont isolés par rapport à tous les autres.
C’est le coin des petits Baptiste.
Et ils sont nombreux.

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Commentaires
T
merci pour tous
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C
Un texte magnifique! Très émue par cette lecture, merci!<br /> <br /> Je découvre ton blog via un commentaire que tu as laissé chez Lili of the valley.<br /> <br /> Nous faisons le même métier, et au-delà de ce point commun, j'ai aussi vécu l'expérience d'expat, 5 ans en Allemagne, et j'ai aussi 3 enfants, deux filles et un garçon! Amusant, non?<br /> <br /> Bises et bonne journée à toute la petite famille!
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B
Ce texte est magnifique, merci.
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C
C'est un texte magnifique, qui donne à réfléchir.
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T
quelle montagne ce texte mais je dois reconnaitre que la PNL est très efficace
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